Il y a quelques jours je suis tombé sur un très beau texte de Guy Gilbert, celui qu’on surnomme « le curé des loubards », qui m’a replongé plus de trente ans en arrière. A l’époque, j’étais rédacteur en chef de West Fm, une radio partenaire du journal Ouest-France, et j’avais eu l’occasion de l’inviter, à deux reprises, dans mon émission du dimanche midi « Garçon, et un Duval ! » avant que nous ne déjeunions ensemble. Cela avait été, grâce à son franc-parler, son vécu exceptionnel, son charisme, sa faconde, un grand moment de radio dont je n’ai rien oublié.

Avec sa grande tignasse couleur poivre et sel, son regard quasi mystique, et son allure de rocker avec ses santiags et son perfecto, on est en le voyant à mille lieues de l’image d’un prêtre, et pourtant il l’est jusqu’au bout des ongles. Ses ouailles ne se comptent pas  parmi les bourgeoises endimanchées du 16ème arrondissement et sa paroisse n’est pas davantage l’église Saint-Philippe du Roule, son public à lui se recrute plutôt dans les banlieues, parmi les zonards, dealers et autres petits braqueurs. Avec eux, parmi eux, il est en terre de mission, missionnaire urbain du 20ème siècle de nos cités HLM et barres d’immeubles aux façades sinistres peuplant les territoires perdus de la République. L’habit ne fait pas le moine, dit-on, et bien justement si, au contraire, le sien « colle » à la réalité du terrain, précisément, il vit, parle, s’habille comme tous ces déshérités, et pour certains damnés de la Terre. Et il les aime tellement qu’il a consacré, voici un demi-siècle, ses droits d’auteurs à l’achat d’une bergerie en Haute-Provence, perchée à 850 m d’altitude, à l’entrée des gorges du Verdon, où il accueille des jeunes en difficulté. Des jeunes, virés de tous les foyers et qui, grâce aux animaux de la bergerie, retrouvent goût à la vie, au travail et confiance en eux. Le curé des loubards est avant tout un berger qui durant toute sa vie, il a aujourd’hui 86 ans, a su guider son troupeau, le protéger, récupérant les égarés afin de les réinsérer dans la société. J’ignore si un jour, une fois mort, Saint-Pierre de Rome en fera un saint, pour moi, Guy Gilbert l’est de son vivant.

Je garde de ces deux émissions, de soixante minutes de direct, diffusées à l’heure de la messe, face à face dans le studio, lui, l’homme de foi et moi l’homme de « peu » de foi, un souvenir impérissable en raison de son intensité, de la liberté de ton et de langage de mon interlocuteur qui d’emblée me tutoyait et me balançait du « mon frère » à chaque instant. Pas de quoi m’offusquer de cette familiarité, bien au contraire, l’entretien n’en était que plus intimiste, sincère, spontané, dénué de tout préjugé social ou religieux. En l’écoutant parler chaleureusement des « sans grades », des « cabossés de la vie », des « oubliés de la société », j’avais l’impression d’entendre davantage un orateur du parti communiste qu’un ancien séminariste. En l’entendant crier sa révolte et pousser des « coups de gueule » dans un langage d’ordinaire réservé aux charretiers je me disais que ses sermons en chaire devaient valoir leur pesant de cacahuètes. A la fin du direct, lorsqu’on m’annonça le taux d’audience record de l’émission je ne fus pas surpris d’apprendre que celle-ci avait fait un tabac, le « client » était exceptionnel.

S’occuper des repris de justice est l’histoire de toute la vie de Guy Gilbert qui sait parler comme eux et a su s’adapter à leurs codes. Ils les visite en prison, les écoute en confession, célèbre la messe pour eux, et les accueille dans sa bergerie pour les mettre sur le chemin de la rédemption, humblement, sans prétention. Quel autre homme d’église fait cela ? Je n’en connais pas ! Alors certes, il détonne parmi les soutanes dans ce clergé romain compassé, plus enclin à admirer les dorures du Vatican et la couleur pourpre des évêques qu’à porter la bonne parole et adopter les vœux de pauvreté et de charité des premiers serviteurs du Christ.

Une anecdote m’est revenue à l’occasion de notre rencontre lorsque je lui avais proposé d’aller rendre visite à l’évêque du diocèse du Mans, au sortir de l’émission. L’évêché se situe en face de la cathédrale, dans la cité Plantagenêt, et j’avais pris soin d’avertir la religieuse au service du prélat. A notre arrivée celle-ci nous apprit que son « Monseigneur » avait dû s’absenter et nous priait de l’excuser, ce qui amena un sourire amusé sur les lèvres de Guy Gilbert. Le curé des loubards n’était pas dupe de cette excuse « diplomatique », à l’évidence sa réputation l’avait précédé, les deux hommes ne fréquentaient pas les mêmes transepts de l’église. Ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait embrasser l’anneau d’améthyste du dignitaire de l’église. Je revois encore la tête de cette brave « sœur » en découvrant à la porte du superbe hôtel particulier  construit au XVIème siècle, un individu à la mine hirsute qu’elle devait imaginer plutôt comme un « casseur » préparant un mauvais coup, qu’un pasteur de Rome.

Elle nous fit entrer et je vis le regard ébahi de Guy Gilbert en découvrant les splendeurs, mobiliers et tableaux, du palais épiscopal. Et dans le même temps celui de la religieuse, dans lequel je devinais une certaine inquiétude, ce qui n’échappa pas à la sagacité du curé des loubards qui lui lança, amusé, « Rassure toi, ma fille, je ne vais pas repartir avec  l’argenterie ! » Je dois dire que celle-ci ne fut véritablement soulagée qu’après nous avoir raccompagnés à la sortie, nous assurant que  « l’évêque regretterait de nous avoir manqués ». Ce jour-là, j’eus vraiment le sentiment que deux mondes, qui se réclamaient du même Dieu et des mêmes évangiles, s’étaient croisés sans vraiment se rencontrer. C’était comme deux univers parallèles, et la sensation était étrange au point de ressentir un sentiment de malaise. Sur le chemin, vers la gare SNCF, Guy Gilbert prit avec humour cette réaction de « méfiance », à ses yeux naturelle et instinctive, habitué qu’il était à ce parfum de mystère, voire de suspicion, cette réputation douteuse liée à ses fréquentations des milieux interlopes qu’il traînait dans son sillage.

Cette religieuse, et d’autres avec elle, ignorait seulement que le curé des loubards était entré dans la légende des prêcheurs chrétiens iconoclastes, depuis longtemps déjà. Ces mêmes prêcheurs qui, après avoir marqué le temps de leur empreinte,  se retrouveront peut-être, à la fin des temps, assis à la droite du Seigneur.

Jean-Yves Duval, journaliste écrivain

P. S : Voici le très beau texte de Guy Gilbert, à l’origine de cette chronique hebdomadaire :

« Notre monde est fou. Tout va trop vite. Pas seulement les transports ou les nouvelles technologies. On ne mange même plus, on bouffe dans les « fast food ». On ne parle plus, on jacasse sans arrêt. Une information-marchandise chasse la précédente. On ne regarde plus, on zappe, on ne vit pas, on survit. Il est urgent de prendre le temps de la lenteur. Refuse la précipitation, garde du temps pour toi. Tu apprendras que le monde est magnifique si tu sais le contempler; que la nature apporte de la joie si on la respecte et qu’on collabore avec elle; que les humains sont passionnants, qu’ils méritent notre attention, au sein de la famille, au travail, dans le cercle de nos amis … Et tu apprendras aussi à t’écouter, à te valoriser, à t’aimer. Alors, aie de la bienveillance pour toi-même, et goûte à la beauté du monde ».