J’ai le métier de reporter dans les veines, au point que l’encre se mêle au sang, depuis l’âge de dix-sept ans, après qu’on m’ait demandé de diriger le journal de la « Maison des Jeunes et de la Culture » (MJC) et quelques temps plus tard choisi comme responsable de l’information du mensuel « Le Mans étudiant ». J’étais en faculté de droit à l’université du Maine et je savais dès ce moment que le virus de la presse qu’on m’avait inoculé n’aurait pas d’antidote. Après des débuts à la rédaction locale de Ouest-France et un stage à RTL je suis alors devenu rédacteur en chef à West Fm, radio partenaire de Ouest-France, et directeur de publication de Ouest à la Une, un magazine régional. Durant des décennies j’ai écrit des centaines d’articles et de chroniques, réalisé une multitude de reportages en France et à l’étranger et interviewé une ribambelle de personnalités politiques, avant d’effectuer des grands reportages pour la radio à travers le monde, en particulier dans les zones de conflit : Première guerre du Golfe en Arabie Saoudite, Somalie (opération Restore Hope), Bosnie, Kosovo, Albanie, Tchad, (mission Epervier) Côte-d’Ivoire, Cambodge, mais aussi en Russie, au Vietnam, à Cuba, en Afrique du Sud, au Mali, au Sénégal, au Cameroun, en République Arabe Saharaouie, etc. Ce « brevet de journalisme » m’incite aujourd’hui à émettre une opinion critique à l’égard de certains(es) confrères ou consœurs, qui, au nom du reportage « d’investigation » cher aux aspirants journalistes admirateurs de Bob Woodward et de Carl Bernstein (1) s’érigent en censeurs, pire, en véritables procureurs, outrepassant leur seule mission d’informer.
Le dernier exemple en date, nous a été fourni cette semaine par l’intervention dans la « Salle des Quatre colonnes » de l’Assemblée nationale d’Elise Lucet, qui anime le magazine « Envoyé spécial » sur une chaîne publique, lorsqu’elle a cru bon soumettre un certain nombre de députés à un test de dépistage de drogues, histoire de montrer que nos hommes politiques ne valent pas mieux que les sportifs ou les comédiens. Avec cette circonstance aggravante que députés et sénateurs légifèrent précisément sur les dangers relatifs à la consommation de substances illicites et s’efforcent de réprimer le narcotrafic qu’elle génère. Elle aurait pu tout aussi bien les soumettre à un éthylotest à la buvette de l’Assemblée nationale, mais pour la télé se faire piéger après avoir fumé du cannabis, ou fait une ligne de coke, est autrement plus spectaculaire que d’être contrôlé après avoir consommé trois whiskys ou plusieurs Ricards.
Ce genre d’enquête pose une question : Si les curés sont là pour faire la morale et les policiers pour réprimer les infractions est-ce le rôle d’un(e) journaliste d’endosser la robe de juge afin d’instruire le procès de ses semblables, et de rechercher le coup médiatique à tout prix ?
Au demeurant, Elise Lucet aurait pu se mettre en spectacle dans les locaux de France Télévision en testant plusieurs de ses confrères qui ne sont pas tous, loin s’en faut, des parangons de vertu. Les exemples de journalistes portés sur la dive bouteille à l’image d’un Hemingway, ne manquent pas et il en va de même s’agissant de l’addiction de certains à la poudre blanche. Mais à l’évidence le choix arbitraire du Palais Bourbon avait été soigneusement et délibérément choisi par celle que d’aucuns qualifient de « puritaine d’extrême-gauche » qui entend s’ériger en accusatrice publique, dans le plus pur style des tribunaux révolutionnaires de 1789. Si un journaliste se doit de dénoncer les injustices, et appuyer là ou ça fait mal, comme disait Albert Londres, il ne doit en aucun cas devenir un nouveau Robespierre ou un Fouquier-Tinville bis. Ce n’est pas là sa vocation, ou alors il lui faut s’engager dans la magistrature. Lutter contre les injustices, ne signifie pas devenir justicier soi-même et la carte de presse n’est pas une carte de police, même si elles sont tricolores toutes les deux.
Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, ne s’y est pas trompée, qui a épinglé « vertement » Elise Lucet (voir ci-dessus) lui reprochant d’avoir voulu jeter le soupçon sur les députés qui refuseraient de se soumettre à un test salivaire de dépistage. L’hémicycle a déjà été suffisamment « bordélisé » par les députés LFI pour que « la Salle des Quatre colonnes » ne deviennent pas, à son tour, une arène antique, un théâtre pour une mise en scène populiste qui démonétiserait encore un peu plus le Parlement. La démocratie ne sort pas grandie de cet épisode et le journalisme pas davantage. Le seul gagnant dans cette affaire est le coup médiatique qui s’en est suivi, ce qui fait dire à certains qu’Elise Lucet est au journalisme ce que Mc Do est à la gastronomie française, tandis que d’autres avancent que pour un salaire mensuel (2018) de 25 000 euros (selon Télé Stars, chiffre confirmé par Marie-Claire) elle chercherait surtout à se donner bonne conscience. Après « Cash investigations », la machine à clashs où durant dix ans Elise Lucet a pu réaliser une émission disruptive, punk à l’en croire, elle est depuis quelques années aux manettes « d’Envoyé spécial » qui ambitionne de produire des témoignages et des documents compromettants, ces fameux scoops, ce qui lui a valu d’être mise en examen plusieurs fois.
Alors, Elise Lucet toujours journaliste, ou plutôt accusatrice publique, à moins que cela ne soit lanceuse d’alerte ? L’éthique journalistique lui commanderait de choisir car il n’y a rien de plus regrettable que la confusion des genres dans l’esprit du public.
Jean-Yves Duval, journaliste écrivain
1/ Célèbres journalistes du Washington Post qui enquêtèrent sur le scandale du Watergate qui entraîna la démission du président américain Richard Nixon en 1974